Mémoire, Nostalgie et Souvenirs,
Voilà un sujet fort intéressant, et qu'il conviendrait d'étudier toute une vie.
Je voulais vous faire part de mon expérience toute récente dans ce domaine.
Bien que la relecture des premiers tomes de la Recherche du temps perdu, de Marcel Proust, n'a pas fini de m'influencer, je constate depuis quelques mois, voire années, un changement radical dans ma position face aux souvenirs et à la mémoire.
En effet, ayant toujours écrit, photographié, notamment les choses "banales" de mon quotidien, à plusieurs reprises, de manière récurrente, jusqu'à mes trente ans, je n'ai accordé que peu de valeur à ces témoins de mon passé.
Sous couvert de minimalisme, et ayant été usée par un nombre trop importants de déménagement, j'ai, maintes fois, réalisé un grand ménage par le vide.
C'était avec joie, esprit de liberté, que je voulais, dès que j'avais cumulé trop de choses, matérielles, ou de pensées immatérielles, me débarrasser du maximum, devenir une nouvelle "moi", et tabula rasa.
Du passé, je faisais table rase.
Jusqu'à la maturité tardive de mon "moi", je ne voulais pas garder de souvenirs, surtout matériels. Le poids des objets, qu'il soit physique, ou psychologique, était quelque chose qui me pesait lourdement.
M'étant fait le serment, à quatorze ans, de toujours vivre sans regret, je n'ai jamais rien regretté de toute ma vie, même si je suis plus ou moins fière de ce que j'ai pu accomplir.
Cela me fait entendre la voix de la Môme, avec laquelle je partage deux point communs, à savoir l'Algérie et la Normandie :
"Non rien de rien, je ne regrette rien [...] Je me fous du passé" !
Je ne me débarrassais pas de mon passé, je désencombrais mon présent.
La vingtaine a été pour moi une période extraordinaire, stricto sensu, pour la vivre pleinement, j'avais besoin de remettre mes compteurs à zéro, autant de fois qu'il le fallait, et je peux vous dire, que cela a été fréquent !
A l'image de l'adolescente "qui se cherche", témoignant d'une introspection laborieuse, douloureuse et permanente, la vingtenaire que j'étais a eu besoin de ces/ses masques, de ces/ses costumes (témoins d'une multiplicité de la personnalité qui se forme), pour, tour à tour, se mettre dans la peau de celle qu'elle pensait (devoir) être.
Pour, au fur et à mesure, réduire le champ des possible, et finalement se retrouver face à elle-même, apprendre à le supporter, pour, petit à petit, vers les trente ans, commencer enfin de l'apprécier !
Le mécanisme de mémoire peut être volontaire ou involontaire.
Je ne m'intéresse ici qu'au second.
La madeleine trempée dans du thé, que lui offrait sa tante Léonie (ou un peu plus tard, un morceau de pain grillé, lui aussi trempé dans du thé, offert par son grand-père), Proust déroule toute une fresque historique et hautement sensuelle de sa vie.
Le point de départ ayant été, pour le narrateur, ce goût de madeleine trempée dans du thé, qui l'a fait voyager dans le temps, et le pose au commencement de cette entreprise de sept tomes et 3 000 pages.
Qu'il soit vrai ou faux pour l'auteur, le réalisme avec lequel le narrateur se retrouve propulsé (et le lecteur avec lui) dans un passé, que l'historien, le sociologue, le psychologue, ou encore le médecin, prendront plaisir à découvrir, est manifeste, tant on a tous éprouvé cette sensation, irrésistible et involontaire.
Cette mémoire involontaire est essentiellement liée aux sens : donc sensuelle.
Je pense que les sens que je mets en premier dans la liste de ceux qui me déclenchent une nostalgie, un souvenir, heureux le plus souvent, sont l'ouïe et l'odorat, suivis par le goût, le toucher, et en dernier la vue.
Je ne sais si pour vous il en est de même, mais j'ai du mal à ressentir de la nostalgie, ou encore à me remémorer des choses du passé, par l'intermédiaire de la vue.
Autant, lorsque j'entends les requiem de Fauré ou de Mozart, je suis transportée instantanément à l'époque de mes premières amours, et de mes tournées musicales ; ou lorsque je retourne dans ma maison d'enfance et que je sens l'odeur d'une pâtisserie chaude que ma mère vient de réaliser, et qu'elle n'avait pas faite depuis longtemps, autant en ce qui concerne la vue, je n'ai pas de souvenir qui m'ait marquée.
Encore faudrait-il que je questionne de quelle vue il s'agit ! En effet, la nostalgie se définissant par le mal du pays, comme une douleur associée à quelque chose passé, qui n'est plus, je ne pense pas être en mesure, de par la vie que j'ai menée, ressentir quoique ce soit, lorsque je me retrouve, voyant in situ, les choses "du passé", de fait, je ne peux voir que les choses du présent.
Je note aussi que pour qu'il y ait souvenir, et donc mémoire, il faut qu'il y ait une rupture temporelle. On ne peut ressentir une nostalgie, un souvenir d'une chose habituelle au présent, mais plutôt et très facilement d'une chose qui a été habituelle au passé, qu'on n'a plus connue, et qui revient, sans prévenir.
Par contre, là où la vue est un véritable monstre de réminiscence, de souvenirs bons ou malheureux, et là où elle peut devenir fondamentalement nostalgique, c'est à travers les photographies.
J'ai beau avoir étudié et pratiqué l'art photographique, avoir pu exposer et vendre mes œuvres, aujourd'hui je redécouvre la valeur mémorielle de ce mécanisme alchimique.
Après des années où je n'ai pas voulu voir, ni garder nombre de choses du passé, aujourd'hui, je les recherche, et surtout je les conserve.
Peut-être est-ce l'âge, ou la sagesse, mais j'ai envie maintenant, de collecter des souvenirs, et surtout de les garder.
La collecte de souvenirs étant quasi permanente chez moi, il n'y a pas un jour où je n'écris pas sur ce que je vis, ressens, pense, mais, je ne voulais pas relire ce que j'avais écrit. Alors je m'arrangeais pour perdre, jeter, brûler mes carnets. Je ne regrette toujours rien, car si ces choses ne font plus partie de mon présent c'est que je n'en ai pas besoin.
Aujourd'hui par contre, je mets en œuvre une véritable entreprise d'organisation de mes souvenirs : je numérote et je date, puis je classe mes carnets, mes journaux intimes, j'imprime à intervalle réguliers les photos qui selon moi reflètent le mieux la semaine ou le mois écoulé, j'ai même acheté des albums photos, "à l'ancienne", pour y conserver ces portes vers le monde d'avant, que constituent les photographies souvenirs, que je distingue de mon ouvrage photographique artistique, encore que...
Documenter ma vie a toujours été une évidence, et même si je décide de conserver, en ce moment tous ces souvenirs, cela ne signifie pas pour autant que j'aurai plaisir à m'y replonger, que je le ferai, et surtout, me connaissant, cela ne m'empêchera pas, un jour où l'autre, si j'en ressens l'envie, d'à nouveau, me débarrasser de tout !
Car, se replonger dans des souvenirs, à travers un album photo, à travers la relecture de ses carnets et journaux, cela est le mécanisme d'une mémoire volontaire, ce qu'a fait Proust, lorsqu'à 37 ans, il s'enferme pour rédiger son œuvre monumentale, ne sortant plus, et ce jusqu'à sa mort...
Je terminerai ce billet en vous citant celui qui me nourrit aussi au quotidien, l'auteur, qui selon moi, est de ceux qui a le mieux justifié le besoin d'écrire : Fernando Pessoa, celui qui a écrit que "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas".
Dans son Livre de l'Intranquillité, il écrit ceci :
"Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu'à l'arrivée de la diligence de l'abîme. Je ne sais où elle me conduira, car je ne sais rien. Je pourrais considérer cette auberge comme une prison, du fait que je suis contraint d'attendre entre ses murs ; je pourrais la considérer comme un lieu de bonne compagnie, car j'y rencontre des gens divers. Je ne suis cependant ni impatient, ni de goûts vulgaires. [...]
La nuit descendra et la diligence viendra pour nous tous. Je goûte la brise que l'on me donne, et l'âme qu'on m'a donné pour la goûter, et je n'interroge ni ne cherche davantage. Si ce que je laisse écrit sur le livre des voyageurs peut, relu quelque jour par d'autres que moi, les distraire eux aussi durant leur séjour, ce sera bien. S'ils ne le lisent pas, ou n'y trouvent aucun plaisir, ce sera bien également."
En vous souhaitant à tous un merveilleux Chemin,
Que la Paix soit sur vous,
Habiba Hafsaoui-Hellégouarch