Le jeu de pensée
En thérapie analytique, le caractère cognitif de l'imagination peut-il être renforcé ? C'est à cette question que je me suis livrée après un échange sur un diagnostic précis d'une patiente que je suis depuis une année. En jeu, la confirmation qu’il s’agissait bien d’un trouble d’ordre psychique : la dépression ancienne qui l'habite.
Poser un mot, c’est déjà confirmer ce qui se passe mais longtemps seuls les pleurs se donnaient à entendre. Par la parole et l’image, l’inconscient fait exister ce qui cherche à l’être. Cette décision d’interroger « l’objet en tant que tel » (Freud) s’enracine dans une question classique de définition, à savoir celle d'objet narcissique, interne, externe, de choix d'objet, de relation d'objet, etc. En premier lieu chez Freud, l'objet est celui de la pulsion : chaque processus psychique est intentionnel, c''est-à-dire qu'il possède cette propriété intrinsèque d'être orienté vers quelque chose.
Avec cette patiente figée dans un deuil impossible, lointain d'amour, (Naschin), j'ai sollicité l'invitation à imaginer " imaginez que vous soyez..." Cette suggestion dépassait sa seule capacité à se représenter, unissant des éléments pratiques et discursifs de son histoire. Pour elle, il ne s'agissait pas de faire "comme si" , jeu qui garde toujours par-devers lui l’assurance de la réalité vraie et évidente. Il s'agissait bien plutôt de tenter l’ouverture à une réalité qui vient complexifier sa réalité, l'emmenant en quelque sorte au-delà d'elle même mais toujours au titre de ce dont il y a expérience et qu'elle ignorait : la sienne.
Le monde du jeu n'est pas un faux monde, un monde illusoire ou un arrière-monde : il possède ses règles particulières, sa matérialité, ses objets, (Winnicot).
Jung a longtemps travaillé pour ancrer l’imaginaire dans le visuel. En conférant au rêve une valeur privilégiée, comme mode d’expression symbolique de nature individuelle et collective, il l’a promu au statut d’un mode de pensée privilégié, radicalement différent de la pensée diurne.
L’opposition avec Freud chez Jung ne se situe pas entre processus primaires et secondaires, mais entre l’ordre symbolique et l’ordre rationnel.
Je me suis inspirée de ses travaux jungiens pour inviter la patiente à faire connaissance avec l'intériorisation, à restaurer dans l'être les possibilités de création nécessaires à une potentielle renaissance. Et je vais bientôt engager l'intégration des dimensions spatio-temporelles en parallèle du développement de cette conscience qui s'énonce, en acceptant les parenthèses et les rechutes régulières et épuisantes.
Représenter signifie en effet qu’une réalité absente est rendue présente, pour le sujet, par sa copie. Le monde du jeu n'est pas un faux monde, un monde illusoire ou un arrière-monde : il possède ses règles particulières, sa matérialité, ses objets.
La patiente a ainsi entrepris une archéologie de l’imaginaire, révélant dans sa dépression une dimension de l’agir assoupi, enseveli sous les linceuls de deuils non exprimés.
Le travail introspectif de l’analysant n’est pas description d’un objet mais acte de figuration de cet objet. L’acte mental est toujours représentable parce que d’une certaine manière il est déjà représentation, il découpe, dans le monde extérieur et intérieur, un scénario.
La mémoire est - inconsciemment - orientée par des expériences anciennes y compris leurs éléments dysfonctionnels : cette patiente a pendant des années utilisé son énergie vitale en dénigrement, détestation et haine de soi. Elle a construit avec beaucoup de finesse une forteresse invisible défensive. Telle est notamment la fonction des « visions du monde » qui essaient tant bien que mal à trouver un compromis entre l’indésirable et l’inévitable ainsi qu’entre le désirable et l’impossible.
Elle vivait à côté d'elle même, avec une fausse image d'elle même, se contentant au quotidien de plats comme la frustration, l'échec, la victimisation. Son ressenti de manque de confiance était masqué par une attitude de disponibilité épuisante. Peu à peu, elle a découvert cette position de retrait par rapport à elle-même et donc au monde qui l'entoure.
Cela m'a démontré que dans certaines situations, l’imaginaire, non seulement n'empêche pas d’atteindre le réel, mais est une condition indispensable pour l’atteindre.
On le voit, définir l’imagination de manière simple est loin d'être simple! On parle d’imagination dans des domaines aussi divers que le « faire semblant » (pretense), l’imagerie mentale, la réponse cognitive à la fiction, la rêverie, la fantaisie, la planification, la résolution de problème ou la pensée créative — pour ne citer que ceux-là. Cela ouvre sans doute à une interprétation inédite d’une « faculté » longtemps considérée comme une version dégradée de la perception.