Un Noël à Retord

Nous voulions pour cette dernière lettre de Retord de l'année vous faire partager une très joli texte que nous avons redécouvert parmi les Contes Montagnards de Delphine Arène* et vous souhaiter de très bonnes fêtes de fin d'année.

Par Delphine Arène

A la grand'messe du 4e dimanche de l'Avent, l’abbé Berne [1] curé de Retord, avait annoncé que, la saison clémente en cet hiver de l863, il avait l’intention de dire, pour Noël, une Messe de Minuit.

 

[1] L’abbé Louis Berne est le septième curé de Retord, il exerça son ministère dans la nouvelle église de la Vézeronce de 1853 à 1893

Eglise de la Vézeronce en 1938. Sur la droite, le mur du cimetière et en retrait on peut apercevoir

le toit de l'ancienne ferme, sur la gauche derrière la chapelle la sacristie et la cure (plan ci-dessous)

Il conviait tous ses paroissiens à venir, aussi nombreux que possible, célébrer la naissance du Sauveur, et, bien simplement, en père soucieux de la santé des siens, il ajouta qu’on ferait un bon feu dans la sacristie, qui serait ouverte toute la veillée pour permettre aux fidèles de se reposer en attendant l'heure de l’office.

 

Qui fut content de cette initiative ? Certes, tous les gens de Retord pour qui l'hiver était une longue et monotone épreuve, mais encore et  surtout la jeunesse qui entrevoyait, dans cette fête nocturne, des réjouissances inattendues.

Aquarelle de Frank RITZEN

Ceux qui « étaient de messe » ce dimanche s'empressèrent de porter la bonne nouvelle de ferme en ferme, et partout on ressentit une grande joie, et partout on fit de grands projets où la piété et le profane se mêlèrent nécessairement.

 

Pendant les trois jours qui précédèrent Noël, le seul souci fut de savoir si le temps resterait favorable à la course nocturne, et comme le vent venait toujours de la Michaille, passant sur un mince tapis de neige durcie où l’on marchait sans enfoncer, on s’invita les uns les autres, soit pour attendre l'heure de se rendre à la messe, soit pour réveillonner au retour.

Puis, dans chaque maison, dès la nuit venue, la maitresse du logis allait tirer du placard ou de la garde-robe un vieux « Cantiques » jauni et usé par l'usage, — et le garçon ou la fille qui apprenait à lire au presbytère de Retord [2], épelait les couplets de Noël que tous répétaient, en les chantant, pour être prêts à les bien redire pendant la cérémonie.

 

Les vieux, toujours prudents, élevaient bien quelques objections. Ils parlaient des deux loups aperçus par un bûcheron dans les taillis de Beauregard [3]; ils répétaient les exploits des bandes à Mandrin qui avaient, un siècle auparavant, terrorisé le Bugey et la Bresse; enfin, ils disaient, avec des exemples à l'appui, qu'on avait vu des nuits d'hiver bien commencer et finir dans les tourmentes de neige. Mais les jeunes gens riaient. Que peut-il arriver quand tout le monde veille ! Il n'y avait qu'à préparer les châtaignes et les matefaims, le vin chaud et le salé pour passer une belle nuit de Noël.

 

 

[2] Les fermes sur Retord ne disposaient pas d’école, selon les périodes, un enseignement était dispensé dans certaines fermes, le presbytère et son curé ont souvent été mis à contribution

[3] Probablement au pied du Crêt de Beauregard qui se situe au nord du plateau après la Combe de Merlogne

Le 24 au soir, quand le soleil eut disparu, le haut plateau s’éveilla de sa vie morne. Les Reydellet [4], de la Vézeronce avaient invité leurs parents de la Platière, et leur ferme, toute proche de l'église, était, dès sept heures du soir, si remplie de monde que le chef de la maison disait, avec un gros rire, que ses deux chèvres salées passeraient au réveillon.

 

[4] Famille de Retord, établie au Grand Abergement et à Nantua

Ferme de la Platière

Dans la combe de la Manche [5], il y avait division : les jeunes filles qui devaient chanter un Noël d'un célèbre compositeur nommé Adam [6], restaient fidèles à la messe du Grand Abergement, mais ceux du Dombiez, de Bérantin, de Mas-Curty, de Ramboz et des Charmettes tenaient pour la messe de Retord et, comme la route était longue, ils se mettaient en route, dès 9 heures, en chantant à gorge déployée pour rallier les autres pèlerins. 

 

[5] Voir carte de la paroisse ci-dessous d'après une carte manuscrite de 1828 publiée dans la revue Gorini n°44 de 1914

[6] Il s’agit d’Adolphe Adam qui a mis en musique ce « Cantique de Noël » qui est plus connu sous le titre de « Minuit Chrétiens »

Pareillement, à La Cuvéry, au Munet-Perret, à Merlogne, à La Cuaz, on partit de bonne heure, mais les plus éloignés s’arrêtaient de ferme en ferme, pour souhaiter le bonsoir, trinquer un coup, entendre une vieille histoire du temps où l’on chassait le loup-garou sur le plateau, reprendre l'air du feu qui consumait des troncs entiers de fayards dans la cheminée à ciel ouvert; puis la bande repartait, grossie par ceux de la maison qui confiaient la garde de l'âtre aux vieux ou à la femme retenue par un nouveau-né. Les filles se donnaient le bras, les garçons portaient les lanternes, les parents marchaient derrière, encapuchonnés et taciturnes.

Jules Favre dit « Jules La Cuaz » fait les foins à la ferme de la Cuaz, son frère,

Victor Emilien Favre, né en 1880 dans cette ferme est le dernier curé de Retord 

A onze heures, la combe de la Vézeronce présentait un merveilleux spectacle. Le presbytère et la ferme entourés de neige scintillante, semblaient de monstrueuses bêtes accroupies sombres, chaudes et vivantes, tandis que l’église, avec sa toiture d'ardoise, son fin clocher et ses fenêtres éclairées, épandait une lueur délicate et mystérieuse dans l'azur nocturne. Déjà la cloche récemment installée avait empli l’espace de son carillon de fête et, pour répondre à son appel, on voyait surgir de partout, du chemin, des sentiers, des taillis et des bois, des groupes compacts que l’approche du but rendaient plus pressés, plus loquaces. Toute la nuit était sonore et joyeuse, et personne ne s’inquiétait de la brusque saute du vent qui faisait chanter les forêts et briller davantage les innombrables étoiles du ciel.

Skieurs dans la combe de la Vézeronce vers 1930, la ferme est à gauche, l'église au milieu et la cure

L’abbé Berne avait bien à faire. La sacristie ne suffisant plus à abriter les fidèles accourus de tous les points de la montagne, il avait ouvert sa maison, et il allait des uns aux autres, et comme il ne pouvait pas, au milieu du brouhaha de l'assemblée, confesser, suivant l’habitude, par le guichet pratiqué dans le mur entre l’église et la sacristie [7], il se dépensait entre les devoirs de l'hospitalité montagnarde, qui le retenait dans sa demeure, et ceux de son ministère, qui l'appelait à l'église.

 

[7] Dans le cœur de l’église, il y a deux portes, celle de droite servait et peut servir encore de confessionnal.

L’autel actuel de la Chapelle avec ses 2 portes derrière et le « guichet » confessionnal sur la droite

Enfin à onze heures et demie, tandis que deux solides Bugeysiens se pendaient à la corde de la cloche pour sonner le dernier coup, le curé invita les fidèles à prendre place devant l'autel. Deux petits gars de la Vézeronce, aux yeux tout gros du sommeil dont on les avait tirés, revêtirent de beaux surplis tout frais empesés et le prêtre étrenna la riche chasuble brodée d'or fin, que lui avait envoyée Mme Montagny, propriétaire du Cernay [8]. 

 

[8] Il s’agit de la ferme de la Charnay sur Billiat à l’est de la ferme de Retord, il existe d’autres fermes du même nom sur Retord 

La ferme de la Charnay

Ah ! La belle messe de minuit qui fut célébrée dans la petite église haut perchée! Sans doute il n'y eut pas d'orgues mugissantes ou d'harmonium pour guider les chanteurs; sans doute les assistants, engoncés dans leurs peaux de biques ou leurs mantes sombres, avaient des mines hirsutes et enluminées, mais ils priaient de si bon cœur, ils chantaient avec tant d’entrain les Kyrie, le Gloria et le Credo, puis les vieux et naïfs cantiques de Noël que, bien sûr, il n'y avait pas, dans tout le diocèse, une messe pour plaire autant au Seigneur. Le bon curé était heureux, bien heureux. On le sentait, quoiqu’il ne l’eût pas dit dans un sermon qui eut risqué de trop prolonger la cérémonie, mais quand il se tournait vers ses ouailles pour leur dire Dominus vobiscum et qu'il voyait son église comble et fervente, et que, par la porte ouverte de la sacristie, il apercevait les retardataires qui n'avaient pu pénétrer dans la nef, alors il se retournait vers l'autel, la figure irradiée et, dans son cœur, bénissait ces braves gens à qui il consacrait sa vie. 

Ancien chœur de l'église                                        Pierre bénie de l'autel de la Chapelle

Note originale de Delphine Arène :

 

« On peut lire dans le cimetière abandonné [9] de Retord, comme sont abandonnés aujourd’hui le presbytère, l’église et la plupart des fermes, sous les framboisiers et les épilobes qui la recouvrent, l’épitaphe que l’abbé Berne composa sans doute lui-même pour sa tombe :

 

« Quarante ans entiers,

Avec mon soupir dernier,

J’ai vécu, je suis mort,

Pour le peuple de Retord »

[9] Lorsque Delphine Arène écrit ses lignes, le cimetière, le presbytère et l'église sont en piètre état. Le cimetière aujourd'hui est bien tenu et les bâtiments religieux est été restaurés. C'est en 1960, sous l'impulsion de l'Abbé Tarpin et avec le soutien du Comité de la Chapelle de Retord et des Amis de Retord que de longs travaux ont été entrepris. La chapelle a été inaugurée en 1967

La ferme de Merlogne

A deux heures, la troisième messe s'acheva et les hommes groupés au fond de l'église sortirent pour permettre aux autres de se mouvoir. Et tous avaient une exclamation de contrariété. Montant du Valromey, de gros nuages passaient en troupes furieuses sur les étoiles clignotantes ; au souffle du vent chaud, la neige s’était amollie.

— Elle attend l'autre, pronostiqua le père Favre [10], de Merlogne, dépêchons-nous, Adèle, on sera juste à temps pour rentrer.

— Bah ! dirent ceux de Cuvéry, on ne finit pas comme ça une si belle fête, d'ici le matin, nous arriverons bien.

[10] Il s'agit ici des Favre dit «Boury», pour distinguer les nombreux Favre de la région, on ajoutait un complément au nom, ainsi on trouve des Favre Bruyant, des Favre Mercuret, des Favre Monnet, des Favre Pirusset...

Cuvéry en 1915, on aperçoit la Sube à gauche sur la crête

Cependant les gens raisonnables brusquaient les adieux et, dans toutes les directions, se hâtaient vers leurs demeures en luttant contre le vent, en trébuchant dans la neige devenue glissante. Le père Favre avait raison. Après le Châtelet s'éleva la tempête. Ils étaient encore quinze de Cuvéry, de La Cuaz et de Merlogne qui s'en allaient dans les tourbillons du vent sous le ciel devenu encre, une seule lanterne brillant encore sous le manteau du grand Gudin. Pourtant, il fallait aller vite. Avant une heure, ce serait la neige, la grosse neige lourde oui tombe par le Midi et qui aveugle les voyageurs et anéantit toutes traces. Sûr qu'il fallait se hâter. Pas un fenil, pas une grange ne s'élevait dans ces parages.

Ruines de la Cuaz en 2010

Le François de Cuvéry avait pris, sous son bras, le bras de sa sœur Marie et, sous l'autre, celui d'Adèle de Merlogne. Il les sentait toutes deux lasses et mal rassurées; mais comme il était timide, c'était à sa sœur qu'il disait des mots réconfortants pour que l'Adèle les entendit. Tout-à-coup, une vieille servante qui s'était écartées du groupe poussa un cri terrifiant. Une bête, une bête énorme, bégayait-elle, l'avait renversée; elle avait vu briller ses yeux à deux pas de son visage. Déjà les femmes tremblaient et s'apprêtaient à crier: Au loup !, peut-être : Au diable !, quand le grand Gudin, ayant inspecté avec sa lanterne le lieu de l'aventure, se redressa pour prononcer d'un ton d'indicible mépris : « la Fanfouêne s'effraya pour on yévre [11] ». Tout le monde rit, tandis que la vieille femme, penaude, secouait ses jupons trempés par sa chute.

 

[11] « Françoise s’effraya pour un lièvre » 

Les trois vies de Cuvéry:  la ferme,  l'auberge et le site des 4 saisons...

Mais l'incident avait pris quelques minutes précieuses, et voilà que la neige se mit à tomber à gros flocons et si lourde, si épaisse, qu'à trois cents mètres de Cuvéry la bande s’égara et, se sentant perdue, se mit à crier de longs appels que, par bonheur, la mère Rochaix [12], qui gardait la ferme, entendit. Enflammant de longues branches sèches aux braises de la cheminée, elle fit, sous l’auvent, un grand feu qui guida les voyageurs jusqu'à la maison.

 

[12] La famille ROCHAIX a exploité un temps la ferme de Cuvéry

Naturellement, une fois à l’abri, on ne parla plus d'en sortir avant le jour. C'était si bon d'être débarrassé des manteaux pesants de neige, d'avoir chaud, de voir clair, de ne plus entendre le vent s'engouffrer dans les combes étroites !... Le vin chaud, la soupe brûlante, le cochon bouilli et les châtaignes achevèrent de dissiper la fatigue, - et l'aube se leva, grise dans la neige blanche, tandis qu'on racontait à la mère Rochaix les splendeurs de la Messe de Minuit et que François, enhardi, commençait à courtiser l’héritière de Merlogne...

 

 

 

[*]  

Un Noël à Retord 

est extrait des 

Contes Montagnards

de Delphine Arène

publié dans le même édition que le roman  

 Françoise chez les Ours 

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