La cheffe d'orchestre Glass Marcano - Concours "La Maestra" 2020 Paris, @photo Masha Mosconi

Encore de nos jours, pour s'imposer dans le milieu très conservateur de la direction d'orchestre classique, à talent égal, les femmes doivent déployer davantage d'efforts que leurs homologues masculins et faire preuve d'une ténacité à toute épreuve. Les chiffres rapportés par l'Association Française des Orchestres et par la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) fluctuent entre 4 et 5%. Un taux qui fait de cette profession l'une des moins paritaire du secteur de la musique. Ailleurs dans le monde, sur 744 orchestres, seulement 32 comptent à leur tête une directrice musicale (Enquête Diapason).

Les préjugés sexistes ont de beaux restes : pour certains une femme sur le podium déconcentrerait les musiciens, pour d'autres ce serait un métier "physique", Celles qui y parviennent témoignent de la rudesse du combat, de la mauvaise foi d'instrumentistes qui feraient mine de ne pas comprendre les consignes ou des critiques qui justifient parfois leur nomination par le seul fait de leur photogénie. 

Retour sur les pionnières héroïques du XIXe et XXème siècles qui ont réussi à lever leur baguette frondeuse, un peu partout dans le monde.

Emma R. Steiner (1852 ou 1856-1929) Baltimore / New York, Etats-Unis

Grande pionnière, l'américaine Emma Roberto Steiner à débuté sa carrière de cheffe d'orchestre dans les années 1870 en prenant la direction de compagnies d'opéras comiques itinérantes. Elle sera la première femme à être rémunérée pour cette fonction et la première à diriger le prestigieux Metropolitan Opéra de New York (peu de femmes après elle, auront cet honneur). Elle est aussi une multi-instrumentiste aussi précoce que virtuose et compositrice d’une centaine d’œuvres, dont un opéra à succès joué à New-York. Rencontrant une série d'ennuis (pneumonie, incendie, difficultés financières, reniement paternel), elle va se lancer dans la prospection d’or en Alaska avant de revenir à la direction d’orchestre et à la composition avec une ardeur renouvelée.

Ethel Smyth (1858-1944) Londres, Woking, Angleterre

Compositrice prolifique à la personnalité hors du commun, Ethel Smyth a du se battre pour être prise au sérieux. Finalement, en 1911, elle dirige son premier concert public. Son charisme, sa gestuelle sur le podium font des répétitions des moments forts. Très engagée dans le mouvement des Suffragettes pour lequel elle compose l'hymne "La Marche des Femmes", elle est arrêtée lors d'une manifestation et envoyée en prison. Peu importe, c'est avec une brosse à dent, au sein même de l'établissement pénitencière qu'elle continue de jouer la cheffe d'orchestre, face à une douzaine de détenues et devant les gardiens de prison médusés.

Elisabeth Kuyper  (1877-1953) Amsterdam, Pays-Bas

A dix-huit ans Elisabeth Kuyper a déjà composé de nombreuses œuvres dont un opéra joué à Amsterdam. Première femme admise en classe de composition au conservatoire de Berlin, elle devient en 1915, la première femme à recevoir le prix Mendelssohn et à enseigner la composition musicale dans une institution. Cependant, malgré son talent, ses diplômes et ses nombreux efforts, aucun orchestre ne veut d’elle. Pour contourner la discrimination des femmes dans les orchestres elle fonde et dirige plusieurs chorales et orchestres féminins dans les plus grandes capitales du monde : le Berlin Women Musicians Orchestra en 1910, le London Women’s Symphony Orchestra en 1923 et le American Women’s Symphony Orchestra à New York en 1924.

Alma Rosé  (1906-1944) Vienne - Auschwitz, Autrichienne

Violoniste virtuose et nièce du compositeur Gustav Mahler, la viennoise Alma Rosé fonde en 1932 un orchestre féminin Die Wiener Walzermädeln, avec lequel elle va faire de nombreuses tournées en Europe. Arrêtée par la Gestapo, elle est déportée en 1943 dans le camp d'Auschwitz II. Elle y occupe la direction d'un orchestre féminin sommé de divertir les SS et d'encadrer le départ pour le travail des détenus. Cette fonction lui procure quelques maigres privilèges, mais aussi de la jalousie. Elle mourra empoisonnée en avril 1944.

Les précurseures françaises 

Nadia Boulanger  (1887 - 1979) Paris

«Oublions que je suis une femme, et parlons musique !» déclarait Nadia Boulanger aux commentateurs qui faisaient sans cesse référence à son sexe, au détriment de ses œuvres. 

Connue internationalement pour l'excellence de son travail de professeure de composition, lequel a fait advenir durant plus de 70 ans d'illustres personnalités musicales telles que Léonard Bernstein, Vladimir Cosma, Michel Legrand (qui a déclaré en 2012 tout lui devoir), Quincy Jones, Betsy Jolas... Nadia Boulanger a fait ses débuts en tant que cheffe d'orchestre en avril 1912 à la tête de l'orchestre de la Société des Matinées Musicales. Elle dirigera ensuite d'une main de "maîtresse", l'orchestre de l'école normale, l'orchestre philharmonique de Paris et celui de Londres en 1936. L'année suivante, elle devient la première femme à diriger un concert complet aux commandes du Royal Philharmonic Society de Londres. Suivront les orchestres symphoniques de Boston, New York, Philadelphie et  Washington. Avec des goûts très éclectiques, Nadia Boulanger manifeste toujours autant d'ardeur et de passion quelque soit le style musical. C'est à elle que revient l'organisation de la musique des noces princières de Monaco en 1956.

Marguerite Canal (1890 - 1978) Toulouse 

Avant de se distinguer en composition avec la création d'une centaine de mélodies et en devenant la deuxième femme Premier Grand Prix de Rome, en 1920 (après Lili Boulanger), Marguerite Canal a d'abord été l'une des toutes premières cheffes d'orchestre française.  Dès 1917, elle dirige l'orchestre de l'Union des Femmes professeurs et compositeurs de Musique. Hyper sensible, d'un caractère discret, la toulousaine installée à Paris se consacrera ensuite à l'enseignement au Conservatoire national supérieur de musique.

Jane Evrard (1893-1984) Neuilly-Plaisance

«Ne soyez pas musicienne, soyez chanteuse !»  Jeanne Chevallier ne suivra pas les conseils stéréotypés de Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire de Paris, elle va devenir une violoniste virtuose et l’une des premières cheffes d’orchestre française. Elle partage avec son mari les pupitres des concerts du casino de Deauville, puis va former et diriger dans les années 1930, l’Orchestre Féminin de Paris composé de vingt-cinq musiciennes de haut niveau. Jane Evrard dirigera également un grand orchestre à majorité masculine dans une tournée d’interprétation de la Symphonie Pastorale de Beethoven.  Cette nomination ne laisse pas indifférent : le timbalier titulaire se fera remplacer par un novice, arguant que «ce sera toujours assez bien pour un orchestre de femme !"

En 2020, la jeune vénézuélienne Glass Marcano,

casse les codes !

Près d'un siècle plus tard, alors que la mixité dans la "chefferie", progresse au rythme d'un escargot, Glass Marcano fait sensation. Née en 1995 dans un milieu défavorisé, elle bénéficie d'un programme d'éducation musicale dès le plus jeune âge. Elle multiplie les efforts pour se former au violon et à la direction d'orchestre, tout en travaillant dans la boutique de fruits parentale. Grâce à un élan de solidarité, la Sud-américaine parvient inextrémis à se faire sélectionner pour la première édition du concours La Maestra qui a lieu à la Philharmonie de Paris en 2020.  Son charisme et sa flamme subjuguent le jury qui lui attribue le Prix de l'orchestre et lui ouvre grand les portes d'un réseau d'entraide.

Invitée aux Assises de l'égalité dans la musique, organisées en juin 2021 par le Centre National de la Musique à la Villette, la jeune cheffe toujours aussi naturelle et spontanée, a insisté sur l'importance des rôles modèles. Elle rapporte que désormais dans son pays, de nombreuses filles disent "si elle peut, je le peux !"

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