Le pied enflé d'Œdipe
Sans frémir aux mauvais souvenirs de ses accidents, ce patient m'apprend qu'il s'est cassé plusieurs fois le pied, puis enchaîne sur la blessure de son talon.
Me vient alors la fameuse énigme de la Sphinge qui illustre le cheminement de l'Homme dans la vie par le thème du pied :
Quel est l’être qui se déplace à la fois
sur deux pieds, sur trois pieds
et sur quatre pieds ?
Et la célèbre réponse d'Œdipe aux pieds mutilés qui lui permet d'entrer et d'incarner son destin : l'Homme.
Qui sont les hommes dont les pieds racontent l'Histoire et que me disent-ils? Eurydice court dans les fleurs de l'amour au bras d'Orphée quand un serpent la mord au talon.
Les pieds d’Achille constituent à la fois sa supériorité, en lui permettant de l’emporter sur tous les autres, alliés ou ennemis, mais au seul défaut de sa cuirasse, par le talon non protégé, son énergie vitale s’écoulera.
Quant à Œdipe, son nom offre aussi une étymologie significative, puisqu’on retrouve dans Οἰδίπους le verbe οἰδέω-ῶ, « se gonfler, s’enfler », et πούς, « le pied » : il est donc « l’homme aux pieds enflés », parce qu’ils ont été percés et liés par son père au moment où l’enfant fut abandonné sur le Cithéron.
Mon patient a longtemps cru qu'il était un héros, un être d’exception, presque semblable aux dieux ; mais c’est par le pied qu’il rejoint la condition mortelle et retrouve la faiblesse inhérente à la nature humaine.
Grand "diseur de riens", ce patient est en grande difficulté, en proie à de sévères addictions. Aujourd'hui tombé " à terre ", sa perte de faculté de déplacement correspond à une rupture brutale dans sa destinée et à la déchéance du héros : il n’est plus qu’un invalide psychique, épuisé physiquement et financièrement, telle l'épave abandonnée sur le rivage de Lemnos.
Dans le monde épique où force et beauté sont les normes obligées du héros, où la noble apparence est forcément le signe extérieur de la haute valeur morale de l’individu, ce patient ne se reconnait plus et n'est plus reconnu par les autres. Il (s')est démasqué. Mais cela résiste dans la définition : il s'’affirme boiteux, et non malade. Comme le chante Sophocle dans le Chant II de l'Iliade : Il vit seul, loin de ses semblables. » Cela n'empêche en rien sa souffrance qui irradie tragiquement de son discours.
Or, l’être humain en pleine possession de ses forces, et particulièrement le héros épique à vocation guerrière, se doit de présenter un corps droit, à la colonne vertébrale solide, ne serait-ce que pour supporter l’armure et le poids du bouclier.
Aussi le pied est-il considéré à la fois comme la noblesse et la faiblesse de l’homme: lorsqu’il fonctionne normalement, il constitue une supériorité pour l’homme, l’instrument de sa liberté d’être animé et de ses activités essentielles.
Cette ambivalence du pied trouve son illustration la plus claire dans Achille, incarnation du héros épique qui peut être considéré comme l’image en négatif du handicap ; car non seulement il ignore et combat toute forme de tare, mais encore l’accomplissement de son essence héroïque l’amène à se révéler comme l’antithèse, la négation du handicap.
Jung dans Dialectique du Moi et de l'inconscient, Folio, pp. 43,44, décrit cette inflation du Moi :
« Dans cet état, le sujet occupe un volume auquel il ne saurait normalement prétendre. Pour ce faire, il est bien obligé de s'approprier des qualités et des contenus qui, en réalité, sont situés à l'extérieur de ses propres frontières. Or, ce qui se situe hors de moi appartient à un autre être ou à plusieurs ou n'est à personne. (...) Ce faisant, je me suis attribué une extension et j'ai usurpé des qualités qui en aucune façon ne sont en moi, mais qui existent hors de moi et qui devraient y rester. «
Cette expérience imposée au patient a laissé un vide dans son enfance qui n'a jusqu'à présent pas pu être comblé. Cette situation a entraîné un refoulement de la libido qui n 'a pas trouvé à se projeter sur la personne absente. L’inflation grossière de la personnalité s'est exprimée par le désir de n’en faire qu’à sa tête et de ne désormais écouter d’autre que soi.
Du point de vue de l’économie psychique, cette absence d'autant plus impalpable que non nommée a provoqué la rupture du lien affectif concret, mais aussi, en quelque sorte, le retournement de la libido investie, qui n'a pas trouvé d’objet pour s’écouler. La tristesse, la douleur et l’angoisse, qu'a traversée cet homme quand il était enfant, bref la détresse créée par la perte, je l'associe à la nigredo, au chaos psychologique décrit par Jung dans la Psychologie du transfert.
La régression a entraîné une forme plus ou moins profonde de dépression bien ancienne et de culpabilité attribuée à soi ou aux autres ; elle s'exprime présentement également vers des penchants suicidaires (alcool).
« C’est donc un état d’absence de liberté, de guerre intestine, de désagrégation, d’écartèlement entre des directions opposées, et par conséquent un douloureux état de captivité qui aspire à l’unification, à la réconciliation, à la délivrance, à la guérison, c’est-à-dire à la totalité".
Toute la thérapie va consister en la création de "la conjonction," c'est-à-dire l'étape de renaissance et d’individuation qui peut permettre au patient de revenir dans les eaux fortes de ce vide.
Comme Orphée qui tente de rejoindre Eurydice, cela peut ne pas marcher. Ce retour vers soi, aujourd'hui entravé par le déni, engendre une forme spécialement violente de refoulement.
Toute renaissance, explique Jung dans la Psychologie du transfert, débute par une stase de la libido qui provoque chez le sujet une dépression, une démotivation et une apathie face à la vie.
Nous en sommes là.