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"L’approche de Gérald Bronner revient à supprimer la sociologie : il cherche des déterminants cognitifs là où le travail d’un sociologue est d’identifier des déterminants sociaux"
"L’approche de Gérald Bronner revient à supprimer la sociologie : il cherche des déterminants cognitifs là où le travail d’un sociologue est d’identifier des déterminants sociaux"
Ludovic MARIN / AFP

Commission Bronner : et si on surestimait l'importance du complotisme ?

"Lumières"

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Quand certains experts sont enrôlés dans la commission anti-complotisme lancée mercredi 29 septembre par Emmanuel Macron, d’autres chercheurs questionnent la place prise par l’obsession pour ce phénomène qui, selon eux, en dirait plus sur les fantasmes des gouvernants que sur l’ampleur réelle du conspirationnisme.

« Les Lumières à l’ère numérique. » On pourrait croire au titre d’une dissertation de philosophie. Mais il s’agit du nom tout à fait officiel de la commission installée par Emmanuel Macron mercredi 29 septembre, chargée de dévoiler d’ici mi-décembre « une série de propositions concrètes dans les champs de l'éducation, de la régulation, de la lutte contre les diffuseurs de haine et de la désinformation ». Dans la communication officielle de l’Élysée , nulle mention des deux mots qui, pourtant, justifient le lancement de cette mission : la lutte contre ce phénomène appelé tantôt « complotisme », tantôt « conspirationnisme ». Pour Julien Giry, chercheur en science politique à l’université de Tours, cet intitulé en dit long : « Il oppose un discours de rationalité, qui serait celui des sachants et du pouvoir, à la bêtise des jeunes et des masses populaires, qui s’informeraient uniquement sur Internet. »

Ce spécialiste de la désinformation et de l’extrême droite épingle d’ailleurs la composition de cette commission, présidée par Gérald Bronner. Sociologue reconnu mais dont certaines thèses sont critiquées par ses confrères, ce dernier mène un combat assumé pour le rationalisme. S’appuyant en particulier sur les neurosciences, cet habitué des médias distille à chaque ouvrage (La démocratie des crédules, Déchéance de rationalité, Apocalypse cognitive…) des diagnostics pessimistes sur le triomphe de l’irrationnel à notre époque. « L’approche de Gérald Bronner revient à supprimer la sociologie : il cherche des déterminants cognitifs là où le travail d’un sociologue est d’identifier des déterminants sociaux », relève Julien Giry, dont les travaux de terrain portent sur les mobilisations antivax et aussi sur la façon dont le grand public vérifie l’information.

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Quant aux douze membres de la commission choisis par Gérald Bronner, la composition fait la part belle à des personnalités habituées des expertises dans les médias, tels que le politologue Roland Cayrol, l’actrice et écrivaine Rachel Khan, le chirurgien Guy Vallancien, ou encore le fondateur du site web Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt. Cette dernière personnalité est représentative, pour Julien Giry, d’experts qui ont émergé à partir de 2014-2015, période de tournant dans l’émergence du sujet complotiste en France. « À partir de ce moment, d’abord marqué par le combat du Premier ministre Manuel Valls contre Dieudonné, puis par les attentats djihadistes, un nouveau cadrage s’opère, faisant du complotisme un phénomène censé être inédit et massif », explique l’universitaire.

Un « prêt-à-penser » commode

Dès lors, plusieurs de ces spécialistes ont émergé dans le débat public et « confisqué l’expertise avec un discours de catastrophisation fondé sur du prêt-à-penser, sans aucune base empirique, alors que leurs positions sont marginales dans le champ universitaire », analyse Julien Giry. Un constat que fait aussi l’historien Emmanuel Kreis, qui a en particulier travaillé sur la mobilisation contre les théories du complot après les attentats contre Charlie Hebdo, en 2015.

« À ce moment-là, l’expression "théorie du complot" fait très rapidement son apparition dans les médias pour tenter d’expliquer certains détails des événements. Cette notion répond alors à une panique, en particulier de politiques qui trouvent en elle un label satisfaisant pour expliquer que certains ne soient pas Charlie plus qu’à un phénomène réel. Un lien est en particulier fait par François Hollande, dans un discours au mémorial de la Shoah en 2015, entre négationnisme et complotisme », décrypte ce chercheur au laboratoire Groupe sociétés, religions, laïcités, rattaché au CNRS et à Paris Sciences & Lettres. Témoignant de la pérennité de cette identification du complotisme à l’antisémitisme, la commission Bronner compte la présence d’Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah et de l'histoire des juifs au XXe siècle.

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Le tsunami complotiste ne serait donc qu’un fantasme de politique et d’experts de plateau télé ? Julien Giry l’assure : « Il n’existe à ce jour aucune étude de long terme permettant de conclure à une hausse du nombre de personnes adhérant à une vision conspirationniste. Le seul événement pour lequel de telles données existent est l’assassinat de Kennedy, en 1963, et quelles que soient les époques et les variables, on est toujours à 80 % d’Américains adhérant à l’idée d’un complot contre l’ancien président. »

Pour notre époque et notre pays, les quelques indicateurs signifiants – comme la défiance envers la vaccination contre le Covid-19 – n’incitent pas le chercheur à l’alarmisme : « 87 % de la population a reçu au moins une dose du vaccin à ce jour, ce qui tend à montrer que le nombre d’antivax pur et dur, estimé à 10 %, n’a pas évolué avec la pandémie. » Idem pour la traduction électorale de mouvements associés au complotisme. « Quand ils se présentent aux élections, ils sont systématiquement balayés : les réseaux sociaux créent un effet de loupe avec lequel jouent médias et politiques, mais ces phénomènes radicaux sont par nature marginaux. »

Le tournant de Vichy

Julien Giry et Emmanuel Kreis ont critiqué publiquement le « fourre-tout » des enquêtes sur le complotisme de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch, dont la méthodologie conduit selon eux à gonfler artificiellement le phénomène : « Est-ce que croire en son horoscope suffit à être complotiste, comme le laissent penser certaines de leurs questions ? Il faut avoir le courage de dire qu’on ne sait pas si le phénomène est plus répandu aujourd’hui qu’il y a un siècle. »

Les deux chercheurs privilégient donc une définition stricte du complotisme comme « une vision globale de la marche du monde, voulant que celle-ci soit le fruit d’une conspiration d’individus puissants et néfastes », et non comme une adhésion ponctuelle à une lecture des événements car, note Julien Giry, « nous sommes tous, un jour ou l’autre, tentés de croire à une explication alternative sur un sujet précis ». Si le 11-septembre et l’émergence d’Internet ont inauguré une nouvelle ère pour le complotisme, les enseignements de temps long semblent le meilleur antidote pour ne pas céder à l’effet de nouveauté.

Car cette histoire démarre il y a plusieurs siècles, rappelle Emmanuel Kreis. Alors que le complot jésuite anime le XVIIe siècle, la conspiration est au centre de la vie politique après 1789 comme « phénomène explicatif majeur, notamment pour des chrétiens qui voient dans la centralité du complot un moyen d’appréhender une modernité qui leur échappe ». De la conspiration des francs-maçons sous la Révolution française à la Troisième République, où pullulent les soupçons de complots cléricaux, protestants ou juifs, le conspirationnisme a longtemps eu « pignon sur rue » dans le débat politique et les grands journaux. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, où le régime de Vichy traduit politiquement cette obsession, par les lois contre les francs-maçons et le statut des juifs. « Après 1945, le discours complotiste est largement exclu de l’espace public, en particulier sur les juifs », souligne Emmanuel Kreis.

Cette mise en sourdine serait donc plus l’exception que la règle, à la vue des derniers siècles. Le 11-septembre a ainsi facilité un retour du complotisme dans le débat qui, en France, a connu une « lente montée en puissance » jusqu’à 2015. Depuis cette bascule, l’utilisation massive de la catégorie « théorie du complot » par les politiques et les experts a participé à galvauder la notion. Au point, regrette Emmanuel Kreis, que celle-ci serait devenue « inutilisable à force d’avoir été obscurcie ». Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, quand on se réclame des Lumières.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne