Thématique : avec Pierre Veltz autour de l’économie désirable (éditions du Seuil) / n°187 / 4 avril 2021

Introduction

Philippe Meyer :
Pierre Veltz, vous êtes diplômé de l’école Polytechnique et ingénieur du Corps des Ponts. Président de l’établissement public Paris-Saclay de 2010 à 2015, vous êtes également sociologue et urbaniste. Vous avez été l'auteur en 2008 de La Grande transition, et en 2017 vous avez publié au Seuil un livre intitulé La Société hyper-industrielle dont votre nouvel écrit, L'Économie désirable – sortir du monde thermo-fossile, constitue le prolongement.
Après avoir constaté la nécessité de changer en profondeur nos organisations économiques et nos façons de vivre, vous pointez du doigt le hiatus des théories de la décroissance mis en lumière par la crise du Covid-19 : la mise à l'arrêt de nos économies entraîne des dommages gigantesques payés principalement par les plus fragiles. Sans attendre l'avènement chimérique d'un gouvernement mondial, vous écrivez qu'il est urgent d'élaborer des perspectives qui ne passent pas par l'accroissement des inégalités, du chômage et de la précarité de masse.
D'abord, vous pointez du doigt la dimension industrielle de la transition et la nécessité d'établir une nouvelle grammaire productive. Vous montrez néanmoins son insuffisance et la nécessité d'une évolution de la demande vers plus de sobriété.
Ensuite, vous décrivez le passage d'une économie des choses vers une économie des usages et des expériences, dans laquelle le numérique joue un rôle essentiel. L'économie de demain sera selon vous humano-centrée, compensant les pertes d'emplois des secteurs thermo-fossiles par l'extension des capacités des individus et la réinvention de nos espaces de vie partagés. Les secteurs de la santé, de l'éducation, de la culture, du divertissement, de la sécurité, de la mobilité et de l'habitat, doivent selon vous être reconnus comme des moteurs essentiels de la création de valeur.
Si cette économie doit nécessairement prendre un tournant local, vous mettez en garde contre le localisme et rappelez que la valorisation unilatérale du proche peut devenir problématique lorsqu'elle crée des illusions d'autosuffisance et qu'elle ignore les interdépendances et les solidarités interterritoriales fondatrices de notre contrat social.
Vous passez enfin en revue les différentes voies macrosociales du changement, à savoir la fiscalité, la finance, et la technologie vertes. Selon vous, ni les marchés financiers, ni le darwinisme de la technologie, ni la multiplication des projets verts à l'échelle des villes ne sont aujourd'hui capables d'embarquer nos économies dans un véritable changement de modèle. Sans rétablir un lien anachronique entre puissance étatique et centralisation hiérarchique, vous en appelez au retour de l'État qui, plus que simple garant du marché, doit fixer des perspectives stratégiques cohérentes, mettre en place de grandes infrastructures physiques et normatives, investir et veiller à l'accompagnement social des mutations.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
J’ai eu un grand plaisir à lire votre essai. C’est une belle approche que ce concept d’économie humano-centrée, qui donne beaucoup à réfléchir. Surtout, elle laisse de la place pour un peu d’optimisme, et je voulais déjà vous remercier pour cela.
J’ai également apprécié votre pragmatisme, lié à votre longue expérience. Dès l’introduction de l’ouvrage, vous dites que « nous n’avons pas d’autre choix que de composer avec le monde tel qu’il est. » Il est toujours important de rappeler un principe pareil. Fi donc de la décroissance, des collapsologues, ou de ceux qui pensent que tout va devenir vert du jour au lendemain.
Vous dites qu’au fond, la seule révolution nécessaire est mentale. Qu’il s’agit de comprendre que la santé, l’éducation, la culture, la mobilité, l’habitat ne sont pas des charges sur l’économie productive, mais des moteurs de la création de valeur. N’est-ce pas déjà un peu le cas (certes insuffisamment) ? Et comment pourrait-on faire pour que ce changement de mentalité advienne ? Vous dites qu’il faut passer d’une économie des choses à une économie des usages. Comment s’y prendre ?

Pierre Veltz :
Quand vous dites que la seule révolution est mentale, il est vrai que les représentations jouent un rôle très important. Pour autant, je crois tout de même montrer dans le livre que le chemin est très étroit, que le problème à résoudre est très sérieux. Les défis écologiques (climat, biodiversité, ressources) sont très grands, nous sommes donc confrontés à une nécessité de changements profonds. J’utilise volontiers le mot de « bifurcation » plutôt que celui de « transition », car le mot de transition implique que l’on sait où l’on va. Ici, ce n’est pas vraiment le cas, tout ce que l’on sait, c’est qu’il va falloir changer. On voit bien que c’est inéluctable, que le système fossile est en train de perdre pied. En même temps, comment réaliser un changement si profond dans un délai si court, et aussi peu brutalement que possible, c’est à dire sans provoquer les dégâts qu’entraînerait une décroissance brutale ? C’est un défi extraordinairement difficile.
Il s’agit de sortir d’une aporie. D’un côté, nous avons certains radicaux disant à peu près « y a qu’à oublier l’économie » ; on voit ce que cela donne quand il y a une crise relativement mineure, ce sont les plus faibles qui en pâtissent le plus. De l’autre, la position un peu béate : « le capitalisme a toujours su régler les problèmes, tout va se verdir, on va trouver la solution ». Il me semble que ces deux positions sont fausses, et qu’on ne s’en sortira pas sans efforts concrets pour trouver une voie médiane qui soit à la fois profonde dans les changements mais acceptable socialement.
Il m’a semblé que certaines évolutions, qui ne sont pas forcément imputables aux politiques mais au système économique lui-même, sont à l’œuvre. Une économie des usages et des expériences supplantant petit à petit celle des choses, par exemple. Ou bien les secteurs centrés sur les individus ; ou encore les liens entre individus, en train de s’affirmer comme les secteurs de l’avenir. Je crois qu’il faut renforcer sur ces évolutions. Pour ce faire, il faut d’abord mieux les identifier, et comprendre qu’il s’agit de changer de modèle productif, et non pas de simplement « verdir » le modèle existant. Mais c’est évidemment très difficile. Il est vrai que cela passe par un autre regard sur la réalité et sur l’avenir, mais pas uniquement. Ce serait trop simple !

David Djaïz :
Je dois vous avouer que vous êtes l’un des intellectuels qui m’inspirent le plus ; vous n’êtes pas tapageur, ne courez pas les mass media, mais développez depuis longtemps une réflexion pluridisciplinaire, à la croisée de la sociologie, de l’économie géographique et de la réflexion sur les sciences. Ce livre est petit par la taille, il ne fait qu’une centaine de pages, mais important par son ambition. Et il me semble qu’il atteint son objectif. Sa thèse centrale a à voir avec ce que Marx appelait le « mode de production ». Nous avons besoin, pour faire face aux défis qui nous attendent, d’un nouveau mode de production, c’est à dire d’un nouveau projet productif et d’une nouvelle architecture productive. Pour sortir des « y a qu’à, faut qu’on », et d’une approche trop incrémentale, reposant sur du green washing, dont vous montrez très bien qu’elle est inopérante, en pointant les effets rebonds dans le domaine énergétique par exemple. J’aime votre livre car il est à la fois pragmatique et radical.
Les secteurs humano-centrés m’intéressent beaucoup, car ils permettent de décloisonner industries, services et data. Au fond, mon seul regret est que le livre n’approfondisse pas suffisamment la dimension géopolitique de ces modes de production. A l’heure de cette crise Covid, nous voyons un capitalisme transnational de plateformes (modèle américain), et un capitalisme étatique (modèle chinois). Au fond, l’économie désirable n’est-elle pas une troisième voie européenne ? Plutôt que de parler Green New Deal, ne devrait-on pas parler d’économie désirable ?
Ce projet productif suppose un véritable consensus à l’intérieur des démocraties, et un goût du long terme. Comment installer un tel projet dans des sociétés démocratiques de plus en plus impatientes, polarisées, et averses au long terme ?
Enfin, les secteurs humano-centrés sont en France très socialisés (santé, éducation, formation ...) et reposent sur la puissance publique. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait qu’il faut les faire grossir car ils sont l’avenir, mais comment fait-on dans un pays qui a déjà 60% de dépense publique ?

Pierre Veltz :
C’est une véritable avalanche de questions, auxquelles je ne saurais répondre brièvement, mais je vais revenir sur l’idée de base. Il y a l’économie telle qu’elle est, et au fond la pensée écologique consiste à la rendre plus efficace, sur le plan énergétique par exemple. On verdit, domaine par domaine. Cela donne des choses comme la convention citoyenne, ou les discussions autour de la loi climat.
Or à mon avis, on n’a pas pris la mesure du problème. Il ne s’agit pas de verdir par petits bouts, mais de réinventer. Vous parlez de « mode de production », moi je dis « base productive ». Il faut la repenser, en combinant étroitement l’industrie (car je crois que l’industrie a encore de beaux jours devant elle, et qu’elle est toujours porteuse de promesses), les services (c’est à dire la relation), et le numérique, qui lie tout cela.
C’est cela que nous ne parvenons pas à penser aujourd’hui, dont nous n’avons pas de récit. Nous avons un récit de la continuité, qu’on verdit à la marge.
Mais en réalité, ce changement est déjà enclenché. On n’est plus dans une économie de l’accumulation d’objets, que personnellement j’appelle « l’économie garage-salon-cuisine ». Nous avons rempli nos maison d’objets formidables, mais on voit bien qu’il se passe désormais autre chose. Les nouveaux enjeux économiques concernent bien davantage l’intime de l’individu ; la nouvelle création de valeur implique des sytème collectifs très complexes où la data est cruciale, et qui sont souvent très territorialisés. D’une certaine façon il faudrait peut-être « déconfiner » (sans mauvais jeu de mots) la thématique écologique. Nous avons besoin d’un changement global et désirable, pas simplement punitif.
Je suis assez d’accord avec votre remarque géopolitique. Cela pourrait en effet représenter une troisième voie européenne. L’Europe a tout de même mis beaucoup plus de moyens que d’autres formes de capitalismes là-dedans. Il suffit par exemple de comparer avec les Américains, dans le domaine de la santé ou de l’éducation. Je pense qu’en effet une nouvelle base productive européenne est imaginable. Elle pourrait inclure le Green Deal mais ne se limiterait pas à cela. En revanche, je ne pense pas que ce soit un projet politiquement mobilisateur pour les sociétés.
Il y a une question que j’ai bien pris soin d’esquiver dans le livre, et sur la quelle vous m’interrogez : celle du lien entre ces secteurs et la puissance publique. Ce n’est pas le cas dans tous les pays du monde, mais en France, il est vrai qu’il est très étroit. Il ne s’agit pas de privatiser (ce qui serait très mal accepté par la société). Une fois qu’on a fait la révolution mentale, et qu’on considère la santé comme un secteur porteur d’avenir, et non une charge sur les finances publiques, investissons davantage. Aujourd’hui en France, les investissements sont très modestes. Je précise que je ne parle pas seulement de la question de l’emploi dans les hôpitaux, la question de la santé dépasse très largement le cadre de la seule médecine. On n’investit pas assez, mais il faut bien admettre que nous ne pouvons pas non plus aller vers une économie socialisée à 75%. Il faut reconnaître que nous sommes dans des sociétés d’économie mixte. L’économie privée ne peut se développer que parce qu’elle s’appuie sur des formes socialisées, des infrastructures, de la recherche ... Cette interpénétration très forte entre privé et public est caractéristique de nos sociétés, il ne faut pas en avoir peur, et je reconnais qu’il faut continuer à réfléchir sur le développement de ces domaines dans une telle configuration.

Marc-Olivier Padis :
Ce qui surprend dès le début dans votre livre, c’est le parti que vous prenez fermement : il n’y aura pas de solution sans sobriété. C’est un peu surprenant pour qui a lu vos précédents ouvrages, où cette idée n’était pas présente, me semble-t-il. Ça l’est d’autant plus que vous vous êtes toujours inscrit en faux (et encore dans ce livre) contre l’idée que nos sociétés allaient naturellement vers une dématérialisation totale, où il n’y aurait plus que des services. Vous insistez justement sur la dimension matérielle des services ou du numérique, et sur le fait que nous consommons de plus en plus de matériel. Même les outils numériques que nous utilisons mobilisent une infrastructure très complexe et lourde.
Vous dites donc que ce ne sont pas les progrès techniques qui nous sortiront de nos difficultés, et qu’il faudra de la sobriété. Quand on entend « sobriété », on pense aux comportements individuels, et on sait qu’ils ne sont pas faciles à obtenir sur les questions environnementales. Or vous nous dites que les comportements individuels ne constituent qu’un quart de l’effort à produire, et vous insistez sur le fait que c’est dans le travail des entreprises qu’il faut de la sobriété ; vous parlez d’éco-conception, de low-tech et de discernement. Il s’agit de distinguer les objets qui sont pertinents. Pouvez-vous nous en dire un mot ? Comment convaincre les géants de l’industrie de ne plus concevoir des « gadgets », mais d’entrer dans cette démarche de sobriété ?

Pierre Veltz :
Vous avez raison, c’est un sujet que je n’avais abordé que très marginalement dans mes travaux précédents. C’est d’ailleurs par rapport à la prégnance des enjeux écologiques que j’ai décidé d’écrire ce nouveau livre.
Le raisonnement est un peu le suivant. D’abord le constat : nos entreprises font des gains d’efficacité tout à fait remarquables. Elles parviennent à créer plus de valeur à partir de moins de ressources (je schématise, c’est en réalité plus compliqué que cela bien entendu, notamment à propos de la biodiversité). Mais cette efficacité croissante est dévorée par deux effets. Le premier est assez classique, il est bien connu des économistes, mais on n’en parle pourtant pas assez. Il s’agit de l’effet rebond. Plus votre produit a été réalisé de manière efficace, plus sa consommation « rattrapera » cette économie (et même bien au-delà).
J’en donnerai deux exemples. Le premier, ce sont les canettes métalliques de bière ou de soda. On les produit aujourd’hui avec considérablement moins d’aluminium (ou d’acier) qu’il y a seulement 15 ou 20 ans. Vraiment, les économies dans ce domaine sont tout à fait spectaculaires. Mais la consommation de ces canettes a cru bien au-delà des économies réalisées. Deuxième exemple, on nous parle tout le temps de l’isolation thermique des bâtiments, au point que c’est devenu l’alpha et l’oméga de la politique énergétique de la France. Or tout le monde sait qu’il y a là aussi un effet rebond. Quand le bâtiment est bien isolé, il y a une tendance à monter le thermostat qui peut aller jusqu’à annuler l’économie d’énergie réalisée. Par exemple les Allemands ont décidé d’arrêter ce type d’investissement (extrêmement coûteux) parce qu’ils se sont rendus compte que le résultat n’était pas à la hauteur des espérances.
Autre effet, moins connu, que j’ai introduit dans ce livre : ce que j’appelle la « profondeur technologique ». Non seulement nous consommons de plus en plus de produits, mais les produits que nous consommons sont de plus en plus sophistiqués, complexes, et ils accumulent des fonctionnalités inutiles, mais très coûteuses énergétiquement parlant. Pensez à nos voitures, elles embarquent aujourd’hui une technologie dont il faut bien avouer que l’utilité est discutable, il y a beaucoup de gadgets. Sans revenir à la vieille deux-chevaux, on pourrait reconnaître que des voitures plus simples seraient bien moins chères à produire et à acheter. Cette profondeur technologique explique une grande partie de nos dépenses énergétiques en réalité. Sans trop dégrader la qualité de vie ou son agrément, nous pourrions consommer bien plus économiquement, au prix d’un peu de discernement technologique. Je précise que je ne suis absolument pas technophobe, je considère que tous les progrès sont bons à prendre, mais simplement, nous n’avons pas tous besoin de tous les gadgets dernier cri au quotidien, tout cela ressemble à une fuite en avant incontrôlable.

Philippe Meyer :
Vous reprochez à la pensée écologiste d’être dominée par la question du « comment produire ? », plutôt que par celle du « que produire ? », mais vous dites dans votre livre que les entreprises « doivent passer à des modèles économiques consistant à facturer les services que rendent les objets plutôt que les objets eux-mêmes ». Est-ce que cela existe déjà ?

Pierre Veltz :
Oui, et nous en sommes même quasiment au point où cela se généralise. Voyez la mobilité, où nous sommes passés d’une industrie fabriquant des objets (d’ailleurs souvent destinés à ne pas durer trop longtemps) à la mobilité conçue comme un service. Vous payez à présent la mobilité sous des formes multiples plutôt qu’un objet. Mais toutes les entreprises de tous les secteurs sont confrontées à ce type de changement.
Je reviens sur un point précédent, si vous me le permettez, à propos de la sobriété. Dans le livre, je crois montrer qu’il y a au fond différents types de sobriété. Quand on entend parler de sobriété, on pense généralement à « manger moins de viande, acheter moins de fringues » par exemple. Certes, ce n’est pas négligeable. La consommation de vidéos par exemple demande énormément de ressources, et en regarder un peu moins serait incontestablement une bonne nouvelle. Mais une étude récente a montré que même avec des comportements individuels vertueux (sans revenir à la chandelle et à la voiture à cheval pour autant, bien sûr), la situation ne s’améliorera pas assez, et même loin de là.
La vraie solution ne pourra être que systémique, elle devra s’inscrire dans l’organisation même de la société. Et on pourrait voir cela à deux niveaux. D’une part, « systémique » peut vouloir dire que l’organisation sociale induira des comportements vertueux. Par exemple, si l’on veut que plus de gens fassent du vélo, on va faire davantage de pistes cyclables : une fois qu’il y a des pistes, le nombre de cyclistes augmente. Mais il y a d’autre part quelque chose de plus profond, que j’appellerai « sobriété structurelle ». On en revient à l’économie humano-centrée et à la base productive réorientée. Il faut la rendre plus légère, moins énergivore, moins hostile vis-à-vis du vivant.

David Djaïz :
Un autre point intéressant du livre est le procès que vous faites au localisme. Face à l’accélération de la mondialisation, des interdépendances, à l’interconnexion généralisée, on voit bien qu’il y a une volonté très forte de relocalisation, enracinée dans un sentiment que tout nous échappe. Il s’agirait en quelque sorte de faire cesser cette dépossession. On pourrait presque dire qu’il existe une sorte de parenté entre le populisme nationaliste qui veut claquemurer chaque nation derrière des fils barbelés, et l’écologie ultra-localiste et collapsologique, qui veut au fond revenir à des micro-communautés résilientes, dégagées de toutes les infrastructures. Certes, le périmètre géographique n’est pas le même et les critères de discrimination non plus, mais au fond, il y a une même anxiété dans les deux, et elle ne me paraît pas infondée.
Dès lors, comment imaginer un système qui ne soit ni la fermeture totale, ni l’ouverture aux quatre vents de la mondialisation ?

Pierre Veltz :
Oui, c’est un point important. Quand on examine les enquêtes d’opinion récentes, cette volonté de mettre des limites est aujourd’hui très forte. Et il s’agit bien de se rassurer, de se protéger. La Covid a naturellement amplifié tout cela, mais le mouvement était déjà très présent et très profond. Les gens ont besoin de « clairières » dans cette jungle des flux.
Ce mouvement se combine avec des choses plus personnelles, et d’ordre psychologique. On voit bien que dans les nouvelles générations, il y a la volonté de maîtriser son parcours de vie, on voit par exemple que même chez les très éduqués (les jeunes sortant des grandes écoles par exemple) il y a une volonté de faire des choses à petite échelle, de ne plus être de simples pions dans une longue chaîne d’activité. Et c’est international, je cite dans le livre une enquête sur les jeunes Américains, et c’est tout à fait similaire à ce qu’on voit en France.
Enfin, on peut le décliner à différentes échelles. Il y a le repli national dont vous parlez, qui personnellement m’inquiète, mais aussi le micro-localisme. Cela va bien au-delà des quelques communautés un peu extrêmes qui veulent la déconnexion, c’est bien plus généralisé que cela. Il y a désormais une espèce d’équivalence dans la tête des gens entre écologie et proximité. Or elle est très discutable, les circuits courts ne sont pas toujours la bonne solution. J’avais dans un livre précédent parlé de « tournant local ». Cela correspond à une demande très large, et très légitime, car il faut garder la maîtrise de sa vie personnelle et du devenir national. D’autant plus que nous vivons dans un monde plus interdépendant que nous ne le croyons. Il suffit de regarder les objets qui sont autour de nous, et de réfléchir aux chaînes d’activités dans lesquelles ils sont pris, c’est tout à fait vertigineux.
Le repli est donc une tentation très compréhensible, et pourtant nous savons que la solution ne pourra être que globale. Nous n’avons jamais eu autant besoin de mondialisation qu’aujourd’hui. Pas de la même évidemment, mais le repli ne solutionnera rien. Il faut arriver à trouver des formes de compromis. David Djaïz et moi sommes par exemple des lecteurs de Dani Rodrik, un économiste américain qui réfléchit à ces questions depuis longtemps. David a je crois utilisé la métaphore de l’écluse, qui me paraît intéressante : il faut des sas entre la mondialisation et les espaces nationaux. C’est un très grand sujet, à propos duquel il me semble que les choses vont plutôt dans le bon sens. Au niveau européen par exemple, nous semblons avoir compris qu’il fallait protéger un peu, car je rappelle que les espaces nationaux sont les seuls espaces de redistribution sociale efficaces. C’est le micro-localisme qui m’inquiète, car il s’apparente pour moi à une forme de démission : on n’attend plus grand chose de la société globalement et, déçu par les Etats et les méga-structures, on se réfugie dans le petit. Même si celui-ci peut paraître un peu étriqué.

Béatrice Giblin :
Quand vous dites que nous devrions faire des objets moins sophistiqués, n’aurait-on pas un effet rebond là aussi ? Si une voiture plus simple est moins chère, plus de gens l’achèteront, non ?

Pierre Veltz :
Oui, mais il faut gérer les deux à la fois. Par exemple, si l’on développe des offres de services de mobilité, moins de gens auront besoin d’une voiture personnelle. Si vous associez cela à des voitures personnelles plus simples et donc moins chères, là vous êtes gagnant sur les deux tableaux.
La clef est dans le partage de mobilité, on le sait bien, et ce n’est pas facile. La baisse relative des prix des objets est déjà perceptible, mais elle pourrait être bien plus spectaculaire sans toutes sortes de technologies inutiles.

Béatrice Giblin :
Je partage votre inquiétude sur le micro-localisme. Mais celui-ci n’est pas un mouvement univoque, il y a des tas d’initiatives derrière ces mots. Et toutes ne procèdent pas d’un repli sur soi. Cela m’a fait penser à l’émission de France Inter « carnets de campagne », où l’on présente des initiatives de lien social, d’économie de partage, etc. On voit bien qu’elles se diffusent dans l’ensemble du territoire. Ce n’est pas suffisant bien sûr, mais il semble que le processus est amorcé.
Ce qui m’inquiète davantage, c’est par exemple le sort d’Emmanuel Faber, qui était PDG de Danone et vient d’être révoqué par le Conseil d’Administration de l’entreprise. Il allait plutôt dans votre sens, si je puis dire, en voulant réaliser l’essentiel des revenus de Danone grâce à des marques locales, et même être la première entreprise alimentaire à être basée sur le local. Je trouve que sa révocation est un signe alarmant, révélateur de la longueur du chemin à parcourir.

Pierre Veltz :
Sur le premier point, vous voyez que je suis plus nuancé dans le livre que je ne viens de l’être ici. C’est parce que les risques de repli me paraissent réels, même si évidemment je sais bien qu’il y a de nombreuses initiatives dans le localisme qui vont dans le bon sens, qui sont créatives et prometteuses. Cette créativité locale contraste d’ailleurs avec la grande morosité décliniste que l’on vit aux échelons plus « macro ». Mais je trouve ces initiatives locales encore plus intéressantes quand elles sont connectées les unes avec les autres, ce qui est le cas dans certains territoires, avec des échanges horizontaux très positifs. Mais cela ne pourra jamais remplacer une action résolue et nécessaire des Etats et des grandes structures.
Pour ce qui est de Danone, je ne connais pas suffisamment le dossier pour me prononcer, mais il me semble que le reproche fait à Emmanuel Faber concerne le taux de rendement, jugé décevant. Si c’est le cas, c’est évidemment un problème majeur et général ; tant qu’on attendra des taux de 15% à 20%, le capitalisme sera organisé de telle sorte qu’il produit les difficultés que nous connaissons aujourd’hui.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez rappelé la nécessité d’action au niveau étatique pour orienter les investissements nécessaires à la « bifurcation ». C’est un peu le plaidoyer que vous développez à la fin du livre, mais je ne suis pas sûr d’être entièrement convaincu par cette perspective. D’une part en raison de vos propres travaux, qui privilégient les clusters, les territoires en archipel, quelque chose de décentralisé, mais aussi parce que je ne suis pas sûr que l’Etat soit aujourd’hui capable de convaincre les citoyens. Il y a une défiance par rapport à l’action publique et aux responsables politiques.
Enfin, si l’on regarde par exemple l’industrie automobile, on s’aperçoit que nous sommes à un moment charnière. Dans 5 ans, Renault ne sort plus une voiture thermique. Or à l’échelle industrielle, 5 ans, c’est demain. Or pourquoi l’industrie automobile s’est-elle alignée sur un calendrier très avancé? Parce que l’Europe a durci les normes techniques acceptables pour les voitures. Mais ce sont les entreprises qui opèrent le changement véritable.
De plus, vous dites qu’il faut investir énormément d’argent public sans forcément savoir ce que cela va donner, ce qui me paraît très loin des critère de décision d’aujourd’hui.

Pierre Veltz :
Je sais que mon dernier chapitre est sujet à controverse, il m’a d’ailleurs fallu le remanier plusieurs fois. Je suis tout de même arrivé à cette conclusion, au prix de me faire traiter de « néo-colbertiste ».
On sait que le changement à opérer est extrêmement profond, et on sait qu’il ne pourra se faire qu’avec une nouvelle infrastructure. Il n’y a jamais eu de grand changement, de vraie bifurcation, sans que les Etats n’aient été en première ligne. Je suis d’accord avec vous, nous commençons à assister à un mouvement de bascule, et il pourrait s’amplifier. Les choses sont en train de bouger, j’en conviens. Il reste cependant beaucoup d’indices négatifs (je rappelle que le charbon reste la première source d’énergie, par exemple). J’ai par exemple été très intéressé par le modèle, assez peu connu en france, de William Janeway, qui dit que pour une mutation importante, il faut au fond trois ingrédients. D’abord, une puissance publique engagée dans des grands projets, qu’il appelle « une piste sur laquelle danser ». Cela a toujours été le cas, il n’y a qu’à voir le numérique. Sans les investissements militaires du Pentagone, les trouvailles faites dans les garages de la Silicon Valley ne seraient pas allées très loin. Et il est vrai que l’on n’a pas fait pour le « vert » ce qu’on a fait pour le numérique : les investissements publics sont très faibles. Certes beaucoup de start-up y travaillent, mais sans cette infrastructure sur laquelle s’appuyer.
Deuxième ingrédient : du capitalisme et des start-up, qui expérimentent de manière darwinienne des projets nouveaux. Avec beaucoup de gaspillage, mais c’est le principe même de l’innovation sur le mode du capital-risque.
Troisième étape : la normalisation dans la cadre des structurations de marché, plus ou moins massifiées. Je trouve ce modèle développé par Janeway assez puissant, notamment parce qu’il remet l’Etat au cœur du processus, alors qu’on a tendance à l’oublier. Surtout dans les pays anglo-saxons, où la religion du marché domine. On pourrait aussi citer les travaux de Mariana Mazzucato, qui a sorti un best-seller, rappelant simplement ce fait.
Les capacités d’investissement, on les trouve, ce qui manque aux Etats, c’est la vision. Et le courage, il ne faut pas avoir peur des grands projets, on est aujourd’hui tétanisé, particulièrement en France. Dans le secteur des énergies renouvelables par exemple, on bricole en France, alors que les Britanniques, les Danois, les Néerlandais sont en train de mettre en place des investissements absolument gigantesques. Au bout du compte, ils auront des productions d’énergie éolienne massives, réellement à la hauteur des besoins.
Donc, il se peut que mon rêve colbertiste soit chimérique, parce que l’acteur pour le réaliser n’est pas là, mais je persiste à penser qu’il est nécessaire à la création de cette économie humano-centrée. Nous sommes très en retard dans les domaines où il nous faut investir massivement, comme la santé par exemple. Et pas qu’en France, l’Europe commence globalement à l’être par rapport aux USA et à la Chine. Je pense que l’administration Biden va lancer de très grands projets d’infrastructure en matière écologique, car ils seront indispensables pour déclencher des vagues d’investissement privés.

Les brèves